[Lectcriture] La revue de détail (4)

Elle est souvent descendue ainsi dans la rue pour regarder les noms sur les sonnettes. Se prenant ensuite à essayer de deviner à quel visage pouvait appartenir les patronymes qu’elle notait sur un carnet entre d’autres information très inutile, les heures des passages des bus à l’arrêt en bas de l’appartement, la taille moyenne des tomates achetées au marché, la taille de ces cheveux, les siens, qu’elle ramassait dans la maison. Christine donc, ou Christiane, elle en avait acquis la certitude en épiant sans le faire exprès la cage d’escalier, avait repéré la boîte aux lettres d’’où elle avait extrait un journal. Puis était allé voir, le nez collé à la vitre, la main sur les yeux pour anéantir le reflet de son visage, elle le connaissait bien assez de toute façon et il l’empêchait de lire correctement. En biais par rapport aux boîtes aux lettres, la lecture n’était pas aisée. Mais elle était parvenue à déchiffrer le nom de famille, c’était simple, quatre lettres, un nom efficace, facile à retenir, qu’elle avait ensuite reporté sur la liste des noms alignés sagement sur le boîtier de sonnettes.

En face du nom seules les lettres Chr. figuraient, probablement pour ne pas laisser d’indice sur le genre de l’habitant qui pourrait dérocher l’interphone, ou peut-être simplement par avarice de mouvement de la main au moment d’écrire le nom et le prénom, tâche revenant habituellement au concierge, qui avait estropié, elle venait de s’en rendre compte, l’ensemble des prénoms de l’immeuble de la sorte. Chr. était placée entre Sim. et Fre. Voilà. Elle en avait déduit que le concierge était bizarre, mais ce n’était le cas. Par jeu, il avait peut-être calculé combien de lettre était nécessaire pour éviter les doublons extrêmes. Ses calculs patients l’auraient conduit à trois, cela autorisait un nombre d’habitants très conséquent avant qu’un doublon dévastateur survienne, plus d’habitants qu’aucun concierge aurait jamais dans un seul immeuble. Ou peut-être que c’était sa signature professionnelle, celle qui ferait que les 800 personnes dont il aura administré l’espace au cours de sa carrière garderaient un souvenir de lui. Une signature par peur de fondre trop rapidement dans le néant des mémoires individuelles. À son balcon, elle se demandait souvent comment pouvaient encore s’exprimer l’amour une fois la vieillesse venue. C’est un horizon pour chacun, mais le sujet n’est que peu abordé finalement. Elle n’avait pas pris le temps d’entreprendre des recherches, en était resté au stade de interrogations. La tendresse prenait-elle le pas sur le désir ? Que pouvait-se passer après ce déjeuner dans l’appartement d’en face ?

Elle essayait d’imaginer, de se projeter plus loin dans sa propre vie, tentait d’imaginer quelles  peuvent être les sensations d’une caresse sur une peau marquée en creux par les rides, quelles peuvent être les sensations d’une caresse prodiguée par une peau marquée en creux par les rides. Sans savoir pourquoi, elle se souvint brusquement de cette rue et de cet homme, il y a bien des années de cela. Ce rendez-vous dans le vent, puis ce café accueillant, loin des furies de l’hiver. Le premier contact de sa main avec la sienne sur la table, le moment de gêne, court, fugace, qui fait fuit les plus sensibles ou peureux, la douceur de la peau de l’autre sur la sienne, la souplesse, la chaleur. Qu’en est-il pour Chr. Qui est réellement ce visiteur de quinzaine. Un ami ? un ancien amant repoussé une vie durant qui finit, à la disparition du conjoint légitime, par se voir ouvrir la porte qu’il n’a cessé de convoiter, un amant de longue date ? Que ressent Chr. lorsque l’homme pose sa main sur la sienne ? Se sont-il rencontrés dans la rue ? Embrassés pour la première fois dans la rue sans se soucier des regards, a-t-elle plongé son visage dans ce cou fripé pour s’y réfugier comme elle l’avait fait avec l’homme du café pour finir de s’étourdir de son parfum de son son odeur de la chaleur de son corps à travers l’étoffe des vêtements ? Un nouveau café avait refroidi sans pitié sur la table, et maintenant elle pressait ses mains essayant de recréer la sensation de ce premier jour, sa main sur la sienne dans ce café, ce jour de grand vent, le cœur qui bât dans la poitrine comme un chien fou.