[Lectcriture] La revue de détail (3)

Le café a refroidit à force de bavardages intérieurs. Cette solitude nouvelle, rarement éprouvée ces cinq dernières années, finit par la troubler. Elle meuble le silence avec ses propres paroles intérieures. Est un peu perdue par l’absence d’autres choses à penser qu’à elle même. Les enfants partis, son compagnon en voyage, elle flirte avec le silence. Se bat contre la tentation de continuer à vivre comme s’ils allaient rentrer demain, ou tout à l’heure. Elle doit lutter pour s’extraire des rouages imprimés dans la chair, ces engrenages, entrelacs de tâches qui s’emboîtent les unes dans les autres dans un ordre qui finit par s’imposer seul et prend la main sur la personnalité, l’enchaînement méthodique du linge à plier, du coup d’aspirateur à passer, du coup d’éponge sur la table, des jouets qui ne se ramassent pas seul, des vêtements d’été à ranger pour faire place à ceux de l’hiver, des cahiers de liaison à signer.

Même partagés, plus ou moins bien, l’ensemble de ces tâches finit par constituer un carcans rigide, solide et toute tentative d’en sortir se traduit par la victoire du Bordel. Implacable, en 24 heures il a tôt fait de briser menu la ligne tendue du quotidien pour la laisser, immondices, en vrac par terre. Installée à la fenêtre, elle regarde la dame d’en face, de l’autre côté de la rue, passer d’une pièce à l’autre dans son appartement. Elle attrape une livre, semble chercher quelques chose en revenant vers la cuisine, puis disparaît derrière une porte, revient avec ses lunettes, allume le plafonnier de la cuisine et s’installe à la table qui accueille trois fois chaque jour son repas. Elle pose ses lunettes sur son nez, délicatement, puis cherche la page qui l’avait vue sortir du récit la dernière fois. Se lève, attrape une tasse qu’on imagine chaude et se cale sur sa chaise, avec soin, ouvre de nouveau de livre et s’y plonge. Elle sait que la vieille dame restera là un bon moment, elle lit par sessions assez longues, plusieurs dizaines de minutes à chaque fois mais toujours dans la cuisine. Quand elle observe les pièces vides de présence elle remarque le joyeux bazar discret qui les habite. Des livres posés ici ou là sur les meubles, la table de salle à manger où squattent des paquets de gâteaux et une corbeille de fruits plus l’inévitable tas de courrier, tiramisu quantique d’enveloppe ouvertes et de papiers A4 mécaniquement pliés. Les seules occasions qui provoquent le rangement de la table sont les venues de cet homme, peut-être tous les quinzaine.

La vieille dame s’active alors, range, époussette, elle a préparé la cuisine la veille, met la maison en ordre pour que tout soit correct à midi lorsqu’il sonne. Souvent elle les regarde en préparant sa propre cuisine, ils mangent peu mais rient beaucoup, puis disparaissent à la fin du repas, laissant tous les reliefs en place la table non débarrassée pour une paire d’heure. Puis prennent un café monacal, ils ne semblent alors jamais parler, avant qu’il s’éclipse et que la vieille dame commence de ranger cet extraordinaire foutoir de la quinzaine, avec des gestes plus lents qu’à l’accoutumé, pour qu’à la nuit tombé tout soit rentré en ordre. Et qu’elle puisse de nouveau se plonger dans son livre dans sa cuisine sous le plafonnier. La vieille dame s’appelle probablement Christine ou Christiane, ce n’est pas bien lisible, à en croire les noms portés sur les sonnettes en bas de l’immeuble de l’autre côté de la rue. C’est en tout cas ce que le seul indice de prénom féminin qui figure pour le troisième étage dans la liste.