Odette. 1920-2017.

Odette. 1920-2017.

Je disais souvent en plaisantant que tu serais centenaire. Tu riais à cette évocation en disant « sûrement pas » ! Pourtant il ne s’en est fallu que d’un peu plus de 28 mois. Je suis certain que personne n’aurait pu prédire ce long chemin que tu as parcouru à simplement regarder courir la sauvageonne alentours de Saint-Gilles dans les années vingt. Saint-Gilles-Vieux-Marché. Des racines, un ancrage. Cette maison qui était ton monde, cette maison que tu as partagée avec nous et tant d’autres. Les années vingt. Le monde sort de la grande guerre, ta blondeur est, alors, une insulte à la tristesse, ta faconde aussi et ta détermination sont des pieds de nez aux esprits chagrins.

Je n’ai que des lambeaux de cette histoire pour en faire un patchwork aujourd’hui. Saint-Gilles-Vieux Marché donc. Pontivy, les sœurs et leur méchanceté naturelle. La disparition de ton père. Puis la capitale. La chambre de bonne avec ta sœur, l’usine, ta mère. Je brode, j’imagine, je colle ton histoire sur la grande histoire. Tu avais seize ans en 1936, probablement pas encore de conscience de classe, juste peut-être déjà l’appréhension de n’avoir pas la même chance que d’autres. Puis l’espoir, la douche froide, l’histoire et le destin nous jouent parfois de cruelles saynettes.

C’est l’exode, le retour à Saint Gilles. Puis la rencontre avec René, que nous avons accompagné ici même voilà neuf ans. Paris, la banlieue, la vie qui se reconstruit, Annie, Maman. Et cette vie modeste. Les trente glorieuses dont vous n’avez eu que des miettes en bas de l’échelle. Je peux maintenant raccrocher mes souvenirs. Sceaux, le téléphone en bakelite, Europe 1 à la radio les montres Seiko à Quartz qui annoncent l’heure et Albert Simon la météo, la salle de bain et la baignoire d’angle.

Et Saint-Gilles. Ton ancrage. Ta maison, celle qui t’es léguée par le labeur de celles qui t’ont précédée. Tu es d’une famille de femmes, ta mère, Rosalie, Georgette, j’en oublie… Cette maison, ouverte toujours. Nous la rejoignions aux premières heures d’août dans la 4L surchargée. Ce n’était pas la nationale 7 de Trenet, mais la route de l’Ouest dès quatre ou cinq heures du matin, en direction du Mans, puis de Rennes, puis Loudéac, puis Saint-Gilles. Il y avait un parfum de congés payés là dedans, de droits acquis de haute lutte, la jubilation de pouvoir partir. Il ne t’aura manqué finalement que le grand soir prolétarien, la révolte des petites gens et l’avènement d’un pouvoir Juste. Tu auras assisté, bien impuissante, à la fin du socialisme et de l’espoir fou qu’il avait fait naître dans ta génération.

Pour le gamin que j’étais, qui ne cessait de parler de la porte d’Orléans à Merléac, c’était comme partir avec Christophe Colomb sauf que c’était pour découvrir un monde que je connaissais déjà.

Et le mois d’août passait, chaque jour avec son lot de surprises ou d’invités, nous allions à la mer voir vos amis, eux venaient aussi souvent, la porte de ta maison était toujours ouverte, au sens propre du terme et l‘on faisait ripaille dans la cuisine avant d’aller marcher jusqu’à l’étang, peut-être pour se donner bonne conscience. Je pouvais même alors tenter de t’assommer en essayant de casser un œuf dur sur ton casque d’or. « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » a écrit un jour Baudelaire. J’ai tant de souvenirs avec toi que je pourrais en emplir un roman entier, voire deux. René, Pépé, nous a laissé une foule d’objets nés de sa patience. Tu me laisses un matelas bien moins tangible mais tout aussi important. Une foule de souvenirs et un faisceau de valeurs que j’ai fait mien, au milieu d’autres chipées aux autres adultes qui m’ont aidé à grandir.

Encore une fois, je suis certain que personne n’aurait pu deviner quel grand destin tu aurais à regarder la gamine, fière et indépendante, de Saint-Gilles, puis la jeune ouvrière à Paris. Tu as beau avoir renaclé ferme contre les sœurs de Pontivy, il y avait plus de charité et d’amour en toi que dans nombre de dévots bien mis. Merci pour ça, pour m’avoir appris qu’une maison est faite pour être accueillante et non un bunker et qu’aux opiniâtres vient toujours la satisfaction d’avoir tout essayé.