[Lectcriture] La revue de détail (1)
Elle connaît ce regard, si bien. Elle en joue depuis si longtemps. Elle connaît chaque détail de l’iris, pourrait les dessiner les yeux fermés. Une intimité née à force de le croiser matin et soir, au lever au coucher, mais aussi tout au long de la journée quand une surface réfléchissante lui renvoie une image même altérée de son visage. C’est rassurant, la preuve qu’elle est toujours de ce monde, qu’elle est toujours incarné dans un corps. Chaque fois alors, dans une vitrine, une fenêtre de voiture, le miroir d’un ascenseur, une surface en inox, le poli d’une carrosserie, elle croise son propre regard, sourit intérieurement, rassurée. Ce matin dans la lumière un peu pâle, à desseins, de la salle de bain, ce en sont ni l’iris ni son âme qu’elle explore. Son regard baguenaude ailleurs, autour des yeux, sur le front, la commissure des lèvres, elle inspecte son visage comme un vieux général sourcilleux pendant une revue d’importance. Elle passe en revue le corps d’armée des années. Le corps enveloppé dans une serviette elle se penche par dessus la vasque du lavabo, s’approche un peu plus du miroir, réarrange la source lumineuse pour que la lumière vienne frapper sa peau obliquement, sans précaution comme la caresse énergique d’un amant mal dégrossi.
Elle scrute, ne croise même plus son regard, elle compte les petites rides qui s’égayent aux coins de ses yeux, les pattes d’oie, celles qui s’égayent aux coins de sa bouche. Elle observe ses lèvres, les mord pour en éprouver la souplesse, a brièvement envie d’un baiser terrible qui viendrait écraser sa bouche. Elle touche du bout du doigt la petite cicatrice qui barre son sourcil droit souvenir d’une arcade ensanglantée un soir d’été, elle avait douze ans, chahutait, jouait à chat, sans comprendre alors ce trouble étrange qui la saisissait lorsqu’elle était ceinturée par un garçon, ils avaient joué longtemps ce soir là, leurs parents dînaient dehors, le repas s’éternisait, dans le ciel les étoiles scintillait mollement, les grillons finissait leur journée, ils jouaient, peut-être étaient-ils quatre ou cinq elle a peine à se souvenir, il lui reste le souvenir de l’herbe qui gratte parce qu’on s’y roulé en jouant, la peau pleine de sueur et ce trouble étrange, ces bras autour de sa taille, les rires autour d’elle, ces bras qui la retiennent, c’est le jeu, les corps qui roulent dans l’herbe, le souffle court de rire du garçon qui glisse sur sa nuque, elle rit aussi aux étoiles, voudrait encore jouer et rester là dans cette demi apesanteur encore chaste – qui ne le restera plus très longtemps. Elle s’était cognée un peu plus tard dans la soirée à un chambranle mesquin s’était affolée de voir tout ce sang couler devant ses yeux, tâcher son tee-shirt jaune et le short offert par sa grand-mère l’été précédent. Puis les urgences en pleine nuit, des heures blafardes, le sourire de l’infirmière comme un pansement inefficace, les points, le retour dans la voiture, elle rêvassait à l’arrière sur la banquette, cherchait déjà sans le savoir ce que pouvait être cette impression étrange qui l’avait saisie lorsqu’elle était tombée dans l’herbe dans les bras de ce garçon, le fils des amis de ses parents qu’elle croisait tous les été au même moment. Son index a glissé le long de sa tempe, vient maintenant tirer la peau au coin des yeux.
[À suivre]