René. 1919-2009.
Je parlerai ici et maintenant en mon nom mais aussi en celui de Maëlle. Nous avons passé dans notre enfance des heures immenses aux côtés de Pépé. Des heures impossibles à résumer en tout cas en quelques mots, en quelques phrases. Tout comme il est impossible de résumer une vie qui t’a vu naître sur les cendres encore chaudes de la première guerre mondiale. Qui t’a vu traverser quelques uns des événements majeurs du siècle passé : le Front Populaire, la seconde guerre mondiale et son exode, le premier pas de l’homme sur la Lune, la déliquescence et le renvoi à l’éther nébuleux de l’Histoire des idées politiques auxquelles tu croyais.
D’autres ici connaissent mieux que moi ta biographie, j’ai donc, à l’heure d’entamer la rédaction de ces lignes, simplement laissé parler mes souvenirs.
Et ce sont des images qui reviennent, comme des cartes postales, ou des photographies marquantes, des traces mnésiques profondes gravées dans mon histoire, et celle de Maëlle.¬ Me vient à l’esprit par exemple le petit matin frais d’été juste après l’aube, lorsque le brouillard s’extirpe du sol sur la digue de cet étang toujours fascinant et mystérieux de La Martyre, alors que nous allions nous poster là-bas, tout au bout, près de la vasière, après la vanne, parce que nous subodorions la présence des brochets dans ces hauts fonds. Me vient à l’esprit la courte danse des bouchons rouges de nos lignes posées dans l’eau, le brouillard plus épais, l’humidité froide qui nous saisissait, le jour en train de s’établir, le chant sinistre et magique des corneilles, Me viennent à l’esprit ces longues matinées passées-là, face au miroir liquide en demi-silence. Belle initiation à la contemplation et au stoïcisme.
Me viennent à l’esprit aussi des odeurs de sous-bois, d’humus, de toute cette vie en train de se recomposer sous le couvert des feuilles, de ces explorations menées bâton en main, pour traquer – jusque dans les confins inquiétants des Ifs – les champignons que nous pourrions identifier, puis, le cas échéant, manger. Intriguante initiation aux choses mirifiques de la vie biologique. Me vient à l’esprit cette fête qu’était la survenue, sur la table de la cuisine, du microscope, des boîtes contenant les préparations, des petites capsules dans lesquelles nous avions enfermé l’eau prélevée ic¯i ou là pour y découvrir ce qu’était la vie invisible à l’œil nu. Cette chimie fascinante pour deux yeux d’enfants toujours surpris de découvrir, dans l’objectif, des bestioles vibrionnantes, tournant sur elle-même dont on ne soupçonnait pas l’existence quelques minutes avant. Minutieuse initiation à l’invisible.
Me vient à l’esprit également le souvenir de ces nuits d’été, à peine chaude, la fenêtre ouverte, les étoiles punaisées dans le ciel, le pull sur les épaules. Et le télescope braqué sur l’infini où nous cherchions, Maëlle et moi, des questions à poser, ne comprenant pas bien ce qui se tramait là dans l’univers que l’appareil grossissait pour notre regard, je me souviens de cette appréhension nouvelle de la Lune que nous y avons gagnée e∆t des questions fondamentales que nous avons brodées à la suite de ces observations. Profonde initiation à l’infiniment grand et à la métaphysique. Me viennent à l’esprit encore ces grands hangars de Guyancourt démesurés pour des enfants mais qui portaient les rêves de Mermoz et Saint-Exupéry. Ces grands hangars donc où nous allions parfois le dimanche grimper dans “ton” avion pour prendre de la hauteur. Apprendre à regarder le monde différemment depuis le point de vue qu’ont chaque jour ces nuages que tu connaissais tous par leur prénom. Prodigieuse entrée dans la géographie.
Me vient à l’esprit mon étonnement d’enfant devant la dextérité mise à construire ces fameuses maquettes, ces modèles réduits d’avions qui – plus que toute autre chose peut-être – incarnaient une passion presque manquée, un rêve d’enfant qui rejoignait les nôtres, au bout du compte. Même si, pour ma part, mes doigts malhabiles ne m’ont jamais permis de terminer correctement une de ces fichues maquettes d’aéroplane ou de bateau. Apprentissage compliqué de la minutie et de la patience. Il t’en a fallu d’ailleurs, de la patience, pour supporter nos questions sans queue ni tête, comme sont les questions des enfants, mélange de réalité et de rêves, de suppositions maladroites mais parfaitement honnêtes. Voilà donc, à l’heure de ces comptes tristes quelques images parmi tant d’autres. Aujourd’hui, Maëlle est chercheuse dans l’infiniment petit des constituants élémentaires. J’essaye pour ma part d’être le témoin de la vie des hommes comme elle va ou ne va pas. Il n’y a pas loin à chercher où nous ancrons nos passions. Simplement dans le monde que toi, Pépé, as ouvert sous nos yeux. Merci à toi.